Sylvain Dreyer
Université de Pau
Laboratoire ALTER, UPPA
Résumé
Au début des années 1960, le dramaturge et poète Armand Gatti se rend à Cuba sur invitation du gouvernement castriste afin de tourner un long-métrage, El otro Cristóbal (1963). L'expérience le marque durablement et le conduit à écrire deux pièces cubaines, Notre tranchée de chaque jour et La Machine excavatrice. A travers une confrontation des différentes composantes dramaturgiques, Gatti interroge le devenir de la révolution cubaine et transforme le spectacle en événement censé impliquer le spectateur.
Mots clés
Gatti — théâtre — Cuba — révolution — spectateur.
Title
Notre tranchée de chaque jour et La Machine excavatrice. The cuban plays by Armand Gatti
Abstract
In the early 1960s, the playwright and poet Armand Gatti went to Cuba at the invitation of the Castrist government to shoot a feature film, El otro Cristóbal. This experience led him to write two Cuban pieces, Notre tranchée de chaque jour et La Machine excavatrice. Through a confrontation of the different dramaturgical components, Gatti questions the future of the Cuban revolution and transforms the show into an event supposed to politically involve the spectator.
Keywords
Gatti — theater — Cuba — revolution — spectator.
A la mémoire d’Armand Gatti, décédé le 5 avril 2017,
et d’Hélène Châtelain, décédée le 11 avril 2020.
Le triomphe de la révolution castriste en janvier 1959 suscite immédiatement au sein des milieux progressistes français l’utopie d'une «révolution dans la révolution», selon l’expression de Régis Debray, c’est-à-dire la croyance en une nouvelle forme de socialisme dégagée des rigidités et des dévoiements soviétiques.[1] Durant les premières années de la révolution cubaine, de nombreux intellectuels français se rendent sur place et diffusent une image positive de l’île à leur retour, parmi lesquels des comédiens (Gérard Philippe), des écrivains (Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Robert Merle ou Françoise Sagan) et des journalistes (Claude Julien du Monde ou Henri Alleg).[2] Quelques cinéastes français sont également invités par l’ICAIC (Institut cubain des arts et des industries cinématographiques) récemment créé: Chris Marker (Cuba si!, 1961, censuré), Agnès Varda (Salut les Cubains, 1963) et Armand Gatti.
Celui-ci a entamé une carrière de dramaturge et de metteur en scène au milieu des années 1950. Après une première expérience remarquée en tant que cinéaste (L’Enclos, 1960, Prix de la mise en scène au Festival de Moscou), Gatti est invité par Castro, sur une recommandation du documentariste Joris Ivens et d’Ernesto Guevara (qu’il aurait déjà rencontré en 1954 lors d’un reportage sur la guerre civile au Guatemala).[3] L’ICAIC le charge de réaliser un film intitulé El otro Cristóbal qui doit représenter pour la première fois Cuba au Festival de Cannes en 1963. Le tournage se déroule à partir de novembre 1962, en pleine crise des fusées. Lors de la compétition cannoise survient une brouille entre l’ICAIC et le coproducteur français Adam Ulrich: après une unique projection, la diffusion de ce film restera confidentielle, jusqu’à sa sortie sur les écrans français à l’automne 2019 et une édition DVD en 2020.[4]
Après un premier contact avec l’Amérique latine lors du séjour au Guatemala et plusieurs voyages dans les pays du bloc communiste (URSS, Chine et Corée du Nord), Gatti a l’occasion de découvrir à Cuba une révolution balbutiante. L’expérience que constitue le tournage de Cristóbal marque profondément Gatti, qui consacre dans la foulée deux pièces de théâtre à la révolution cubaine: Notre tranchée de chaque jour en 1965, pièce qui évoque à travers un ensemble complexe de personnages l’avant et l’après Batista, et La Machine excavatrice en 1968, où sont interrogées les possibilités d’exporter la révolution cubaine.[5]
Le trajet cubain dessiné par la succession de ces trois œuvres, le film El otro Cristóbal en 1963 suivi des pièces Notre tranchée en 1965 et La Machine excavatrice en 1968, témoigne d’une évolution accélérée de l’esthétique gattienne, dans le contexte d’une popularité croissante de la révolution cubaine, mais aussi de la menace de plus en plus évidente du raidissement idéologique de celle-ci. La comparaison entre Notre tranchée et La Machine excavatrice est particulièrement intéressante car cette dernière est contemporaine de la grande coupure de 1968 qui scinde la carrière de Gatti en deux moments distincts: cette coupure est provoquée à la fois par le surgissement de Mai 68 et par les difficultés à monter la pièce La Passion du Général Franco, suivie de son interdiction par le gouvernement de l’époque,[6] deux événements qui entraînent la rupture du dramaturge avec le théâtre institutionnel. Deux phénomènes saillants caractérisent cette évolution: une radicalisation du principe de confrontation interne, produisant une forme de montage théâtral, et un mouvement de désépicisation: alors qu’ El otro Cristóbal revêt encore des aspects épiques –certes fortement empreints d’ironie–, Notre tranchée procède d’une démythification de l’épopée collective au profit d’une mise en avant des «petits combats» individuels. Cette démythification se renforce dans La Machine excavatrice par l’évocation de l’échec des guérillas en Amérique latine et la déroute des militants occidentaux qui en sont les spectateurs. La pièce amorce alors un processus plus général de désidentification, au cours d’un «événement» théâtral d’un genre nouveau –comment parler encore de «spectacle»? –qui remet en cause les fondements du théâtre traditionnel
Désépicisation
La désépicisation à l’œuvre dans les deux pièces cubaines –sans doute à comprendre à l’aune de l’idée d’une «fin des grands récits» c'est-à-dire la conscience de l’impossibilité, désormais, d’un récit orienté et progressif de l’Histoire (Lyotard)– passe essentiellement par une démultiplication du drame en une série d’actions simultanées qui font cohabiter différentes temporalités et différents espaces se critiquant mutuellement, dans une sorte de «théâtre éclaté» (Gozlan et Pays 171).
De même qu’El otro Cristóbal obéissait à un régime de montage parallèle oscillant entre l’espace terrestre et l’espace céleste, les actions de Notre tranchée se confrontent les unes aux autres pour interroger le rapport entre la période pré- et la période post-révolutionnaire. Ces deux moments alternent d’une scène à l’autre, ou parfois à l’intérieur d’une même scène, engendrant une confusion entre l’époque de Batista et celle du nouveau régime. Silvia, le personnage principal, est ainsi interrogée par Raul, l’adjoint du nouveau chef de la police (Acte II, scène 14) dans une scène qui rappelle l’interrogatoire que lui fait subir Delgado, ancien chef de la police de Batista, évoqué au cours d’une analepse (V, 40). Un peu plus tard, deux personnages d’opposants (El Tuerco et Alfonso) sont questionnés au cours de la même scène (III, 29) par ce même doublet anachronique Raul-Delgado. Tout au long de la pièce, les interrogatoires menés pour le compte de l’ancien ou du nouveau régime ont d’ailleurs lieu dans le même poste de police. Dans certains cas, l’action peut même se jouer sur trois plans simultanés. Ainsi, Delgado écoute à Miami un enregistrement de Silvia en train d’être torturée quelques années auparavant: simultanément, Silvia raconte cet épisode à des miliciens (V, 40). La confusion spatio-temporelle symbolise ainsi une confusion idéologique et permet une critique du présent par le passé: le nouveau régime risque de prendre les mêmes formes policières qu’à l’époque de Batista.
Ce dédoublement de l’action est aussi produit par la reconstitution qu’est en train de réaliser une équipe de cinéma qui travaille à un film commémorant la victoire de la révolution: le récit de la grève d’avril 1958 rapporté par un ancien gréviste est redoublé par des acteurs qui rejouent cet épisode (III, 23). La frontière entre l’événement et sa reconstitution devient trouble, dans la mesure où ces mises en scène fonctionnent aussi comme des analepses dans lesquelles interviennent les personnages réels du passé. Ainsi, le «personnage» de Tirso est joué par Tirso lui-même: le dédoublement temporel se traduit ici par la mise en abyme de la division entre acteur et personnage. Il en va de même pour l’épisode du tournage d’une émission télévisée qui commémore l’attaque du palais présidentiel (II, 23), qui mêle trois niveaux: le temps de la diégèse (l’attaque proprement dite), le temps rétrospectif de la narration par un témoin, et le temps de la mise en scène qui reconstitue cet épisode.
Dans La Machine excavatrice, la seconde pièce cubaine de Gatti, l’Histoire récente est convoquée à travers des événements précis comme l’attaque du palais présidentiel, la campagne de défrichement ou les opérations extérieures de guérilla. Ces dernières revêtent une dimension épique grâce à une métaphore filée qui court tout au long de la pièce: les guérilleros sont des «astronautes» partis à la conquête des «Cités du Soleil». Cette épicisation est cependant mise à mal par la pauvreté de l’action scénique qui est réduite à sa plus simple expression comme le précise la didascalie initiale :
«Toute la dramatisation (ou l’a-dramatisation –c’est selon les points de vue) repose sur un échange de lettres. Sauf pour quelques contrepoints jugés nécessaires, les personnages ne parlent pas en direct, ils se racontent. À la limite, la pièce pourrait être jouée par cinq acteurs qui racontent leur personnage face au public.» (254)
Au niveau de l’économie dramatique, l’échange de lettres entre Marianne et les guérilleros dans La Machine excavatrice exacerbe la confrontation entre plusieurs niveaux temporels et spatiaux. La coexistence sur scène de deux espaces hétérogènes –Paris où vit Marianne et la jungle brésilienne où s’enferrent les guérilleros cubains– fait de chaque espace la projection de l’espace antagoniste et finit par les irréaliser tous les deux: Marianne est rêvée par les guérilleros de même que la guérilla est rêvée par Marianne. Ce dédoublement spatial est redivisé par un dédoublement temporel, avec l’insertion de séquences analeptiques qui renvoient à l’époque où Marianne et Totuy, l’un des guérilleros, se sont rencontrés à Paris. Les personnages ont ainsi un statut particulier: à la fois sujets, rêveurs, projections et souvenirs: sujets-projections, personnages-représentations, projetés-projetant ou encore présents-passés. Marianne dit qu’il y a «deux Totuy» et qu’elle-même est confrontée à l’ancienne Marianne, celle à laquelle Totuy continue de penser: «Cette révolution (…), c’est avec une autre Marianne que tu continues à la faire pousser (une Marianne idéale qui vieillit avec toi –indépendamment de moi)» (263). Ces dédoublements sont au cœur de la question posée par la pièce: quel rapport peut avoir un militant français à la réalité cubaine ?
Néanmoins, la pièce ne se réduit pas à une conflagration d’espaces et de temporalités. L’économie des moyens et l’absence de décors confère à La Machine excavatrice, comme aux trois autres pièces du Petit manuel de guérilla urbaine, une dimension plus générale. Dans La Machine excavatrice, la bipolarisation entre Paris et l’Amérique latine permet de recouvrir la totalité de la géographie terrestre. La scène théâtrale organisée selon quatre espaces, «Nord, Sud, Est, Ouest» (254), qui se définissent par leur relation au centre de la scène occupé par Marianne, se confond ainsi avec la totalité du monde. C’est au final l’imagination du spectateur qui produit l’espace scénique: la pièce instaure ainsi un rapport nouveau entre distanciation et recours à l’imagination des spectateurs.
Comme dans V comme Vietnam, pièce de 1967, le dédoublement spatial s’accompagne de la mise en évidence du double statut de l’acteur. La Machine excavatrice innove en cela par rapport à Notre tranchée. La pièce s’ouvre par exemple sur une déclaration de Marianne qui constitue une rupture du contrat dramaturgique. L’actrice-personnage y proclame son refus du théâtre mimétique et de la psychologie du personnage :
«Non! Vous ne connaîtrez pas Marianne. Vous ne connaîtrez pas l’album familial, le grand-père, la tante, la mère, le père, les sœurs. (…) Marianne ne sera pas un personnage préétabli que vous accepterez (ou contre lequel vous vous heurterez). C’est un personnage en gestation (en vous).» (260)
L’actrice s’adresse ici directement aux spectateurs, la didascalie suivante précisant: «Changement de jeu. Elle redevient le personnage» (260). L’effet de distanciation[7] provoqué par la manifestation de la double nature des comédiens-personnages est renforcée par le fait que l’action (l’ «a-dramaturgie», comme dit Gatti) tient, comme on l’a vu, dans un échange épistolaire: les actions de la guérilla ne sont pas mises en scène mais simplement racontées. De plus, les personnages parlent souvent d’eux-mêmes à la troisième personne, en racontant au passé d’anciennes actions, de même que les comédiens commentent au passé le personnage qu’ils interprètent. Ainsi, l’amour contrarié de Totuy et Marianne posé dans la première partie intitulée «Je, tu, ils» s’efface au profit d’une situation politique générale (la guérilla au Brésil, les rapports entre militants cubains et français) dans la dernière partie intitulée «Ils»: les conflits et les sentiments individuels disparaissent au fur et à mesure dans un mouvement général d’objectivation. Pour finir, cette pièce, comme l’ensemble des pièces de Gatti, témoigne d’une existence clivée des personnages: leurs tirades sont toujours fragmentées selon des tonalités différentes par des ruptures typographiques produites par l’emploi de tirets et de parenthèses qui indiquent différents régimes de pensée (26).
La Machine excavatrice fonctionne dès lors selon une dramaturgie essentiellement symbolique: le nom du personnage principal, Marianne, l’indique assez. Le mouvement épique est nié par un appauvrissement radical des moyens scéniques (décor, éclairage et personnel dramaturgique) –qui correspond au projet du Petit manuel de guérilla urbaine: proposer des pièces d’ «intervention» faciles à monter. Ainsi, la représentation de la guérilla menée dans la jungle brésilienne est minée par une opposition entre le discours héroïque des personnages et la réalité scénique volontairement minimale. D’un côté, les dialogues des guérilleros comportent de nombreux détails sur les conditions de leur combat (repérage géographique, soins et santé, tactique militaire, conditions précaires d’existence, nourriture, etc.) qui peuvent faire penser à l’héroïque Journal de Bolivie de Che Guevara. En même temps, cette guérilla est traduite scéniquement de manière très simple par une circulation en cercle des quatre guérilleros qui passent par les quatre points cardinaux matérialisés par quatre amas de ferraille. L’épicisation de la guérilla est donc concurrencée par l’impression que les acteurs, littéralement, «tournent en rond». Gatti fait ainsi fonctionner des régimes esthétiques contradictoires en laissant au spectateur la liberté de projeter deux types de lectures, épique ou prosaïquement réaliste. Dans La Machine excavatrice, le processus «interne» de désépicisation, produit par la fragmentation du continuum spatio-temporel et de l’acteur-personnage, semble alors renforcé par un processus de démythification «externe», résultant de l’appauvrissement de la dramaturgie.
Démythification
Cette démythification est déjà à l’œuvre dans Notre tranchée qui constitue une méditation rétrospective sur l’expérience du tournage de Cristóbal, tout en reprenant une réflexion plus ancienne et plus générale de Gatti sur les rapports entre images et pouvoir. A la différence de Cristóbal qui tournait en ridicule la stratégie de propagande du dictateur fantoche Anastasio (lequel entendait contrôler la terre en s’emparant des «écrans du ciel» et en manipulant les apparitions célestes) et qui se terminait par un refus de Cristóbal d’être empaillé vivant, autrement dit d’être transformé en icône de la victoire, le régime qui produit les images de propagande est désormais le gouvernement révolutionnaire lui-même. La pièce questionne par-là la rhétorique et les spectacles à la gloire d’une révolution en train de construire son propre mythe.
Les événements historiques sont désormais convoqués de façon réaliste et non plus selon le régime de l’allégorie comme c’était le cas dans Cristóbal: lieux attestés, dirigeants nommément cités (Castro et Batista) et références précises à l’actualité cubaine de 1961 (les départs pour Miami, les attaques aériennes, la campagne d’alphabétisation et le débarquement dans la Baie des cochons). Le problème est que cet ancrage historique est constamment redoublé par sa «re-présentation» mythique. La révolution est en effet en train de se figer en une reconstitution simplificatrice, qui prend ici la forme du tournage d’un film commémorant les grands épisodes de la conquête du pouvoir par les barbudos. Ce film qui doit s’intituler La Dictature mourra ce soir est tourné par une équipe des «pays frères»: il peut faire songer aux trois films effectivement réalisés à Cuba en 1962 et 1963: un film tchèque, un film est-allemand et un film soviétique.[8] Le film imaginaire qu’est La Dictature mourra ce soir est en quelque sorte un anti-Cristóbal : le personnage du réalisateur s’empare d’événements récents comme l’attaque de la Moncada (juillet 1953), la grève d’avril 1958 et l’attaque du palais présidentiel (mars 1957) pour les transformer en récits univoques truffés de répliques grandiloquentes (Notre tranchée 937). Ce personnage déclare en effet avec cynisme: «Les spectateurs seraient déçus s’ils voyaient les choses comme [elles sont vraiment]. Ils ne comprendraient plus la révolution cubaine» (883). Le personnage du cinéaste au garde à vous rappelle d’ailleurs le personnage de Christian dans La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G. (1962). Dans cette pièce, le jeune Christian veut réaliser un film en hommage à la grève des éboueurs à laquelle participe son père, mais le film est produit par le Baron Blanc – directeur de la Société d’assainissement– lequel ne voit aucun inconvénient à financer un film dirigé contre lui:
La révolution vue par les artistes! Ces gens-là sont aussi nécessaires qu’une soupape. Il faut les entretenir. Lorsqu’ils n’éteignent pas leurs semblables sous la coiffe de leurs états d’âme, ils rêvent d’en assumer les rancœurs, mais avec un tel caractère exalté, un tel sectarisme que chacun se sent hors de course. Les montreurs d’illusions aident à la vidange du plus grand nombre. Je les en remercie, mais qu’ils n’outrepassent pas leur fonction. (531)
Plus généralement, Notre tranchée montre que le langage de la révolution est en train de se figer en idéologie, avec la multiplication dans le discours des dirigeants des proverbes et des tautologies: «La révolution, c’est la révolution. La clandestinité, c’est la clandestinité» (879). À ces discours figés, Gatti oppose le personnage de Silvia, la «Sainte» qui prône une révolution permanente et quotidienne et qui s’adresse en ces termes aux nouveaux apparatchiks: «Pour la révolution, vous êtes déjà du passé. Le grand homme de la veille devient un poids inutile s’il ne peut se réinventer le lendemain» (955). Une autre «sainte», Graciela, fait le même reproche à Carlos Alberto, ancien guérillero devenu chef de la police castriste :
Il y en a quelques uns d’entre vous qui ne quitteront jamais la Sierra. C’est l’endroit de votre bravoure et vous avez décidé de vous y installer jusqu’à la fin de vos jours. En attendant, vous promenez votre nostalgie d’un poste à l’autre. (…) Les héros que vous avez été ne sont que des poids morts qu’on déplace à droite ou à gauche pour qu’ils n’embarrassent pas la circulation. (944)
Cette idée sera reprise en écho trois ans plus tard dans La Machine excavatrice par la voix des guérilleros: «Le révolutionnaire de la veille avec ses vérités (la plupart du temps durement acquises) devient une prison pour le révolutionnaire du lendemain» (255). Notre tranchée alerte donc le spectateur sur les dangers qui guettent la révolution castriste. Comme le reconnaît Carlos Alberto lui-même dans un moment de lucidité: «Le nouveau (c’était dans le passé).» (897). Autrement dit, la révolution de 1959 appartient déjà au passé, elle est condamnée si elle se ferme aux possibles du futur.
Deux conceptions de la révolution s’affrontent donc dans la pièce, la révolution figée en une épopée boursouflée et la révolution vivante qui est, comme l’indique le titre et le sous-titre (Les petits combats quotidiens font aussi les révolutions), un travail permanent. Cette opposition est allégorisée par l’affrontement pour la conquête de Silvia entre Carlos Alberto, et Tirso Uriarte, son ancien amant tué en 1958, mais qui reste présent sous la forme d’un souvenir. Ce personnage constitue le point aveugle de l’idéologie: présenté comme «résistant», anarchiste et fils d’anarchiste espagnol, il introduit dans la pièce un principe d’irrécupérabilité.[9] Dans Notre tranchée, tous rejettent Tirso: les anarchistes le suspectent de communisme, les communistes le suspectent de trahison, le régime de Batista le poursuit en tant qu’opposant et le nouveau régime le soupçonne de collaboration avec les Nord-Américains. Comme chez Jean Genet (en particulier le personnage de Saïd dans Les Paravents), le «traître» est finalement et paradoxalement le seul héros véritable: le seul personnage capable de déjouer l’ordre établi, de déstabiliser les images du pouvoir et de relancer le processus révolutionnaire. Ce personnage devient progressivement un modèle, puisque le communiste Carlos Alberto, devenu lui aussi l’amant de Silvia, connaît la même mort que Tirso l’anarchiste à la fin de la pièce.
Dans Notre tranchée, l’usage de l’image par le pouvoir sert donc de révélateur du durcissement idéologique du régime cubain. Quelques années plus tard, La Machine excavatrice radicalise le processus de démythification à l’œuvre dans Notre tranchée: la démolition du mythe de la Révolution, tel qu’il est en train de s’édifier, est relayée par une dénonciation de la mode qui pousse les jeunes Occidentaux à d’identifier aux guérilleros d’Amérique latine et à vivre une révolution par procuration. Plus largement, cette critique d’une forme d’identification politique aboutit à une critique du spectacle théâtral lui-même, du moins de celui qui repose sur l’identification de l’acteur et des spectateurs à des personnages fictifs.
Désindentification
La Machine excavatrice ambitionne en effet d’établir un contact direct avec le public en détruisant la frontière entre acteur et spectateur. Le débat qui peut parfois s’ouvrir à l’issue d’une pièce politique est ici directement intégré à la pièce, qui propose une redéfinition du contrat spectatoriel à la scène VI: le spectacle s’interrompt alors au milieu de l’action par une adresse des comédiens aux spectateurs. Les acteurs sont chargés de catalyser et d’organiser la suite de la représentation, ou le débat politique qui s’y substitue, selon le choix du public. Le premier niveau de représentation s’abolit: un nouveau chapitre de la soirée s’ouvre, que l’auteur intitule «Ce que les spectateurs ne disent pas». Ceux-ci sont invités à s’exprimer et à choisir parmi les différentes bifurcations (neuf possibilités, quatre demandes et deux tracts) qui permettront de donner une suite à la représentation. Le dramaturge préconise un débat ouvert à toutes les propositions afin d’éloigner tout pédagogisme, comme le montre la «Possibilité 5»: «Il faut partir du principe que l’imprévu est toujours le plus souhaitable. Inventer à partir de lui, quelle que soit l’issue à laquelle le spectacle sera acculé» (278). La prise de risque est ainsi partagée: le spectateur sort de son statut de consommateur passif, selon l’idée que «chaque homme est créateur» (274); en même temps, les comédiens doivent réagir de façon improvisée aux propositions et aux contestations qui émergent dans la salle.
La rupture avec la mimesis théâtrale, qui favorise l’identification et qui repose sur le principe d’une séparation entre la scène et la salle, entre alors en résonance profonde avec le propos de la pièce. Les spectateurs se trouvent en effet vis-à-vis de la scène dans la même position que le personnage de Marianne, qui n’était qu’une spectatrice de la révolution cubaine: la dialectique entre l’ici et l’ailleurs est en quelque sorte symbolisée par une dialectique entre la salle et la scène. Il revient au spectateur de prendre part à la nouvelle situation créée par les comédiens, de même qu’il est libre de s’engager (ou pas) en faveur des mouvements de guérilla en Amérique latine. La ruine du contrat théâtral classique rejoint l’intention de Gatti de ruiner les icônes révolutionnaires prêtes à consommer, autrement dit, «l’image du révolutionnaire d’exportation» (254).
L’interrogation centrale de La Machine excavatrice concerne en effet la séduction qu’exerce la révolution cubaine sur les militants français. La tension entre l’ici est l’ailleurs est manifestée par le couple formé par Marianne et Totuy, progressivement séparés par le cours de la révolution cubaine. Marianne incarne la tradition révolutionnaire française de 1789 et Totuy personnifie les luttes de guérilla en Amérique latine, comme nous l’avons vu. Le premier mouvement de la pièce constitue une tentative de conciliation des deux pôles opposés (Occident/guérilla) par le biais de l’intrigue amoureuse: les deux époux parviennent d’abord à maintenir le contact par un envoi régulier de lettres. Par ailleurs, la survie utopique de cet amour est placée sous le signe de la volonté pour Totuy et sous le signe de la nature pour Marianne. Totuy tente de maintenir à tout prix l’attache amoureuse et la responsabilité révolutionnaire, quand il déclare à ses compagnons dubitatifs: «Je ferai coexister (envers et contre tout) l’espèce de romantisme qui est mien et la révolution au service de laquelle je me suis mis» (262). Marianne quant à elle exerce le métier de météorologue, ce qui lui permet de croire en la possibilité d’une mise en communication des deux espaces grâce aux phénomènes climatiques. Cette profession est aussi l’indice du double idéalisme, amoureux et politique, de ce personnage «dans les nuages». Cependant, cet essai de conciliation apparaît vite illusoire, Marianne doit en convenir: «Le trajet de la Bastille à Santiago est incompréhensible pour [les nuages]. (Ils s’effritent en cours de route)» (257). La lecture des lettres qu’échangent les deux époux au début de la pièce laisse entendre que la communication ne peut être que remémorée (analepses) ou différée (échange épistolaire). De plus, la fin de la pièce révèle que Totuy, mort depuis longtemps dans la jungle brésilienne, ne recevait pas les lettres de Marianne et qu’à l’inverse les lettres adressées à Marianne étaient en fait rédigées par ses compagnons d’infortune.
L’échec de l’intrigue amoureuse permet ainsi de matérialiser une réflexion sur le rapport problématique entre l’ici et l’ailleurs, et ce dans un double sens. D’un côté, l’idée alors répandue d’une filiation entre 1789 et 1959 est dénoncée par Totuy au moment où il évoque la mort d’un camarade guérillero:
Hier, Rogelio, notre guide, a été broyé. Avant de s’en aller, il m’a remis la pièce de monnaie de 1789 que vous aviez achetée à Paris. Mais il me l’a remise d’une façon qui m’a paru étrange (comme si elle était soudain devenue fausse –ou qu’il s’était brusquement aperçu qu’elle n’avait plus cours. (282)
Mais La machine dénonce aussi l’erreur inverse, à savoir un guévarisme un peu simplet qui consisterait à croire que la révolution cubaine pourrait servir de modèle aux militants occidentaux. La didascalie initiale indique que les Cubains ont «l’attitude de personnages figés par une photographie» (254). Ainsi, la perception de la réalité cubaine en France, de même que le spectacle théâtral qui met en scène des guérilleros, sont mis à nu et montrés comme de simples représentations. De plus, la frontière entre l’ici et l’ailleurs recoupe celle qui oppose la théorie à la pratique, comme le déclare Totuy: «Ceux qui rêvent la révolution au lieu de la faire ont besoin de se consolider à coup d’archétypes sectaires qui en arrivent à ressembler à ce que les bourgeois attendent d’eux» (255). Le dogmatisme des Occidentaux prend en effet la forme d’une surévaluation des textes théoriques qui sont censés éclairer toutes les situations particulières alors qu’ils ne font qu’en réduire la complexité et la diversité: Marx, Gramsci, Lénine et Martí deviennent des «noms-refuges», utiles «lorsque la pensée hésite et qu’elle ne parvient plus à voir» (268). Marianne finit par reconnaître qu’il ne sert à rien de suivre une révolution de loin: «S’abîmer dans la lecture du journal Granma (une fois par semaine) et celle de la revue Cuba (une fois par mois) finit (lorsqu’il n’y a que cela) par paraître dérisoire» (263).
À la place de cette identification compensatoire, la pièce propose plutôt au spectateur de choisir entre deux options: soit aller sur le lieu de la révolution, option qu’incarne le personnage de Gigi, militant italien engagé dans la guérilla aux côtés des Cubains; soit mener un travail politique à l’endroit où il se trouve. C’est cette option que les guérilleros proposent à Marianne dans la «Chanson pour donner le change» qui ouvre la possibilité d’une convergence dialectique entre l’ici et l’ailleurs : «Reste parmi les tiens/ Pour être mieux des nôtres./ Abats le cyclone chez toi/ Et tu abattras les nôtres./ Reste parmi les tiens/ Et tu seras des nôtres» (287). L’interprétation de cette chanson est d’ailleurs problématique à cause de l’ambiguïté de son titre: il peut s’agir d’un leurre pour dissuader Marianne de se rendre à Cuba (donner le change à Marianne) ou d’un conseil sincère fondé sur l’intérêt de la lutte (donner le change aux ennemis en faisant des pays occidentaux des espaces d’extension de la lutte). Le terme de «change» peut aussi conduire à entendre cette chanson comme une manière de «rendre la monnaie de sa pièce» à Marianne, pour reprendre la métaphore fiduciaire qui court tout au long de La Machine excavatrice. Les Cubains rappellent en quelque sorte à Marianne la leçon de la Révolution française, qui était d’abord un appel messianique aux peuples du monde entier à se libérer eux-mêmes. À la fin, Marianne accepte ce conseil et décide de construire une barricade sur le boulevard de la Bastille (306). Cette fin peut prendre un tour héroïque ou ironique: certes, la militante française entreprend de lutter contre l’impérialisme sur le territoire même de l’impérialisme, mais en renonçant au mirage de l’ailleurs, elle semble se réfugier dans le passé national en réactivant le souvenir des Révolutions parisiennes, depuis 1789 jusqu’à la Commune. Ce type d’ambiguïtés empêche le spectateur de dégager de la pièce un message univoque. La conclusion de La Machine excavatrice reste ainsi ouverte et prend un sens différent à chaque représentation.
Au terme de ce parcours, il apparaît que la radicalisation de l’écriture de Gatti, étudiée à travers un triple processus (désépicisation, démythification et désidentification), traduit l’attention extrême du dramaturge au monde en mouvement qui l’entoure, lui permettant de réajuster son esthétique en fonction de sa perception de l’évolution de la révolution cubaine: après s’être mis au service du nouveau régime en acceptant de tourner une des premières coproductions cubaines (El otro Cristóbal), il entend mettre en évidence les troublantes similitudes entre l’ancien et le nouveau régime (Notre tranchée) avant d’interroger la possibilité d’exporter la révolution cubaine à l’étranger (La Machine excavatrice). Par ces réajustements, Gatti engage son activité de dramaturge sur une voie étroite. A l’opposé des films ou des textes qui glorifient la révolution cubaine, son théâtre entend échapper à la sédimentation idéologique tout en se chargeant d’une exhortation à poursuivre une révolution interminable. La Machine excavatrice constitue un véritable aboutissement de la démarche esthétique de Gatti, par la remise en cause –peut-être une des plus radicales de toute son œuvre théâtrale– du spectacle au moyen d’une convocation directe du spectateur. Loin de tout didactisme, celui-ci est invité à devenir créateur à son tour et à «donner suite»: donner une suite à la pièce et inventer une nouvelle forme d’action politique, ici et maintenant. Le texte plus récent de La Parole errante[10] pourrait constituer l’aboutissement de la trajectoire cubaine entamée presque quarante ans plus tôt avec El otro Cristóbal: Gatti y revient à plusieurs reprises sur l’expérience cubaine, en forgeant une forme nouvelle capable d’émanciper définitivement les mots et les images des stéréotypes du pouvoir, dans un poème autobiographique littéralement inouï.
Notes
[1] Régis Debray, Révolution dans la révolution?, Maspero, Paris, 1967. Une première ébauche de cette recherche a été présentée lors de la Journée d’études «Armand Gatti en Amériques», organisée par mes soins à l’UPPA le 6 octobre 2011, en présence d’Armand Gatti et d’Hélène Châtelain.
[2] Pour une vue d’ensemble des rapports des intellectuels français à la révolution cubaine sous le signe d’un «engagement critique», je renvoie à mon livre: Sylvain Dreyer. Révolutions! Textes et films engagés. Cuba, Vietnam, Palestine.
[3] Entretien avec Armand Gatti, Pianceretto, septembre 2005. Armand Gatti a publié une série de reportages sur le Guatemala dans Le Parisien libéré, du 25 juin au 16 juillet 1954.
[4] Voir les détails sur le site du distributeur: https://www.eddistribution.com/lautre-Cristóbal.
[5] Après une première lecture publique à la maison de la Culture de Caen 1966, Notre tranchée de chaque jour n’a à notre connaissance jamais été montée. Signalons que certaines pièces de Gatti ont été traduites en espagnol par les soins de la maison KRK Ediciones basée à Oviedo en Espagne.
La Machine excavatrice appartient à un ensemble de quatre pièces intitulé Petit manuel de guérilla urbaine, avec La Journée d’une infirmière, Les hauts plateaux et Ne pas perdre de temps sur un titre. Elles ont été représentées en juin 2008 dans le cadre du festival «Gatti: écrire en mai 68», dans des lectures et des mises en scènes assurées par Jean-Marc Luneau, Mohamed Melhaa et Eric Salama.
[6] La pièce mise en production au TNP est déprogrammée en décembre 1968 sur demande du gouvernement français. Raymond Marcellin est alors Ministre de l’intérieur.
[7] Plusieurs aspects de la dramaturgie gattienne font songer aux théories de Bertolt Brecht même si Gatti s’en défend, préférant revendiquer l’héritage de Erwin Piscator (rencontré en 1965).
[8] Vladimir Cech (Tchécoslovaquie), Para quién baila La Habana?, 1962; Kurt Maetzig (RDA), Operación preludo, 1962; Mikhaïl Kalatozov (URSS), Soy Cuba, 1964.
[9] Un des modèles pour ce personnage pourrait être Camilo Cienfuegos. Celui-ci meurt quelques mois après la révolution, dans un accident d’avion survenu le 26 octobre 1959. Un épisode de La Parole errante rapporte d’ailleurs une conversation entre Cienfuegos et une certaine Silvia (407-408); plus tard, celle-ci affirme que Cienfuegos serait mort «pour éviter le langage du pouvoir» (422).
[10] Voir en particulier les chapitres V, VII et XI.
Bibliographie
- Debray, Régis. Révolution dans la révolution?. Paris: Maspero, 1967.
- Dreyer, Sylvain. Révolutions! Textes et films engagés. Cuba, Vietnam, Palestine. Paris: Armand Colin, 2013.
- Gatti, Armand. «La Machine excavatrice pour entrer dans le plan de déchiffrement de la colonne d’invasion Che Guevara». Œuvres théâtrales, T. 2. Lagrasse: Verdier, 1991.
- ___. La Parole errante. Lagrasse: Verdier, 1999.
- ___. «La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G.» Œuvres théâtrales, T. 1. Lagrasse: Verdier , 1991.
- ___. «Notre tranchée de chaque jour. Les petits combats quotidiens font aussi les révolutions». Œuvres théâtrales, T. 1. Lagrasse: Verdier , 1991.
- Gozlan, Gérard et Jean-Louis Pays. Gatti aujourd'hui. Théatre. Paris : Seuil, 1970.
- Guevara, Ernesto. Révolution dans la révolution?. Trad. France Binard et Fanchita Gonzalez Batlle. Paris: Maspero, 1968.
- Lyotard, François.
. Paris: Minuit, 1979.
Filmographie
- Para quién baila La Habana?. Dir. Vladimir Cech (Tchécoslovaquie). 1962.
- Operación preludo. Dir. Kurt Maetzig (RDA). 1962.
- Soy Cuba. Dir. Mikhaïl Kalatozov (URSS). 1964.
Référence électronique
Dreyer, Sylvain. «Notre tranchée de chaque jour et La Machine excavatrice. Les pièces cubaines d’Armand Gatti». Hyperborea Revista de ensayo y creación 3 (2020): 99-111. https://www.hyperborea-labtis.org/es/paper/notre-tranchee-de-chaque-jour-et-la-machine-excavatrice-les-pieces-cubaines-darmand-gatti-178